Partenaires
Les partenaires ? Des alliés substantiels, comme dirait René Char. Des êtres qui m’ouvrent à une autre contemporanéité et me donnent la preuve sensible que la vie de l’esprit n’est pas un vain mot.
Henri Guérin. Peintre verrier (1929-2009). Notre rencontre est un des moments les plus heureux de ma vie. Sa « patience de la main », nourrie de poésie et de contemplation, faite de simplicité et de profondeur, rappelle à une époque gonflée de vanité qu’il n’y a pas de création digne de ce nom sans probité. Je lui dédie mon édition du Génie de christianisme de Chateaubriand (collection de l’Abeille, Cerf, 2011) : « En mémoire de Henri Guérin, peintre d’une lumière qui ne craint pas l’ombre et qui ose travailler l’espérance contre les sirènes désenchantées ». Et le poème « Vitrail » dans Je n’ai jamais voyagé (2018), écrit en partie avec des bribes de paroles d’Henri le magnifique.
Serge Wellens. Poète (1927-2010). Et Annie Wellens, libraire, écrivain, éditrice. Comment dissocier ces deux noms qui me sont également chers ? Les mots, le rire, l’écoute intérieure. Quand Serge nous quitte, en 2010, j’écris ces quelques mots publiés par La Croix : Un poète est mort, que sa parole vive !
Dans Puisque la vie est rouge (2020), le poème « Je ruminais comme un boeuf » (p.123-124). évoque le monde poétique de Serge. Il est dédié à Annie.
André Boubounelle. Peintre. Lors de notre première conversation, cette définition de l’artiste, à la justesse foudroyante : un contemplatif qui incarne sa contemplation. Dans les toiles d’André, le paysage réinvente son rapport à l’horizon, le réel s’oriente vers son envers, nous ramène paisiblement, vers une intériorité qu’il nous laisse absolument libre de peupler à notre guise. Sans jamais cesser d’être le visible, il nous fait battre à l’unisson de l’invisible. À André, j’ai dédié le poème « Le paysage » de Je n’ai jamais voyagé (2018) :
Le sultan du royaume est parti
Comment s’appelle ce visage
Qu’on retrouve au fond du silence ?
Le vent des idées ne peut plus souffler sur toi
Un voile de larmes l’empêche de passer
Tu ne cherches plus de chemin pour t’enfuir
Le temps est retombé sur la terrasse
C’est la paix de l’assoiffé qui retient sa vie
Pour mieux la donner au flambeau de l’instant
La paix du fiancé qui regarde le monde
Avec les yeux de l’absent
Les hommes un jour reviendront
Quand ils auront compris que c’était beau
L’arbre, la hanche de la colline
L’empan du ciel, la brassée d’ombre
L’aube sur nos pluies intérieures
L’aube sur les pluies de la terre
L’écluse à Red Hook, la Seine à Billancourt
Le soleil glissant ses traits de lune parmi les feuillages
Le jour qui commence à se taire
La saison invisible emportant les rues de Louveciennes
Des raisins noirs sort un vin qui nous faisait danser
À Coney Island, à Chelsea, à Louisfert
La grange du bien-aimé n’a plus ni murs ni fenêtres
De toit à peine
Le mystère souriait dans les greniers illisibles
L’éternité du paysage prend la forme de l’instant
Pour ne pas effrayer la courte vie des hommes
Plus de robe déchirée
Les mains ont réappris à pendre
Les souvenirs se sont perdus dans les sentes profondes
Les hommes sont allés cajoler une mère qui n’existe pas
Ils regardent les longues pattes en ferraille
Des mots qui les dévorent
Ils ont bâti leurs maisons sur un lac de pensées
Ils s’étonnent de ne pas voir de poussière
Quand elles sont englouties
Voici l’heure de la guérison du monde
Le paysage te regarde
Avec un amour plus grand que le tien
Le jeûne a été si long au bord des grandes tables
Le papillon semble heureux de la brûlure de la lumière
Tu es devenu si pauvre
Que tu ne manques de rien
Nu tu es né et nu tu t’en retournes
Le soir qui tombe est une aurore inattendue
Qui vient cueillir en toi
Les fruits que tu ne voyais pas
L’instant du paysage prend la forme de l’éternité
Pour consoler la courte vie des hommes
Ce n’est plus le temps du cri ni de la danse
C’est à peine si l’écho s’en prolonge
La solitude, les yeux ouverts
Dans la nuit qui décroît
Nous voici dans le temps où plus rien
Ne pourra commencer
L’arche s’est posée
L’eau a séché les larmes du déluge
Le paysage parlera encore de toi
Quand tu auras oublié que tu existes
Sylvie Germain. Écrivain. Une rencontre à Bordeaux. Des échanges épistolaires. Une grande présence dans ma vie : sa « pleurante des rues de Prague » qui a rejoint depuis longtemps la galerie des ombres pathétiques qui me sont les plus chères : celles du vice-consul, du professeur Unrat, de Dussardier… Son soutien a été essentiel pour la publication d’Un prince.
Louis Monier. Photographe. La première fois que nous nous rencontrons, au Salon du Livre de Chaumont-en-Vexin, Louis me dit que la photographie, pour lui, est le prolongement naturel de la conversation. C’est sans doute pour cela que ses portraits d’écrivains ou de philosophes nous paraissent si proches, à portée de parole.
Colette Nys-Mazure. Poétesse, écrivain. Une voix, une attention à ce qui bruisse, là, à deux pas. Une bienveillance. Nous nous rencontrons à Lille, participons ensemble aux conférences du Centre Culturel Vauban. Sans elle, Un prince n’aurait pu voir le jour. Elle en a été l’infatigable ambassadrice auprès de Marc Leboucher des éditions Desclée de Brouwer.
Jean-Pierre Lemaire. Poète. Sa poésie m’accompagne depuis des années. Elle maintient le monde à hauteur d’homme. Son soutien a été décisif pour la publication d’Un prince. Nous sommes en lien épistolaire dans une sorte d’étrange fidélité invisible.
Dominique Quélen. Poète. J’ai une très grande admiration pour la rigueur de son écriture. J’aime tout particulièrement son recueil Sports (Apogée, 2005). J’y entends une obstination, un désir increvable, une sorte de rayonnement de l’ombre, d’éthique d’une probité absolue qui serait capable de faire la nique au désastre sans adjuvant éthéré.
Guy Goffette. Poète. Juin 2017, il m’apprend que Je n’ai jamais voyagé est accepté dans la « Blanche » chez Gallimard. L’amitié pour ses poèmes devient amitié pour l’homme. Voici un texte qui dira mieux ce que j’éprouve pour cette immense poète, à qui j’ai dédié Mais quel visage a ta joie ? Le texte suivant est à paraître chez Salvator en 2021 :
« Votre voix est arrivée dans ma vie un soir de juin 2017. J’étais dans une petite chambre de bonne de la rue d’Hauteville et je traversais un de ces déserts comme en ont les vies quand elles ont soif de renaître à leur chant.
Vous m’avez dit que j’étais poète et que mes poèmes avaient leur place dans cette collection Blanche où tous mes dieux étaient passés.
Vous m’avez dit cela avec cette voix qui depuis des années marche pieds nus.
L’homme qui, en moi, se tenait dans le grenier de l’ombre depuis quarante ans, et écrivait ses poèmes comme un voleur de poires, s’est levé : car c’est à lui, et pas au réceptionniste de la maison, que vous vouliez parler.
Lazare au sortir du tombeau n’a pas regardé le monde et l’éclaircie avec des yeux plus étonnés et plus reconnaissants.
Plus tard dans votre bureau lilliputien chez Gallimard, votre voix est devenue un visage et une bonté. J’étais ce voyageur qui entre avec sa faim de loup dans un village dont il ne connaissait que le nom sur la carte et qui sent venir à lui la bonne odeur d’une cuisine de province : la porte est déjà ouverte, son couvert est mis à la table, il est attendu.
Vous m’avez parlé comme on partage le pain en le rompant d’une main franche dans l’hospitalité des pauvres qui n’ont rien à cacher et rien à gagner.
Vous ne m’avez pas demandé d’où venait mon retard, ni le pourquoi du long détour. Il y a longtemps que vous le savez, vous, que c’est la route qu’on n’a pas prise qui essaime le plus.
Vous avez parlé avec cette voix amoureuse de la vie comme une main qui n’aura jamais fini de remercier la miséricorde d’un sein ou les lisières d’une bouche.
À la fin de notre conversation, vous m’avez dit que vous aviez trop de livres sur les étagères d’un si petit bureau, vous m’en avez donné cinq ou six et c’était la même bonté dans le geste que les vieilles femmes ont avec les enfants de passage : c’étaient des pots de confiture, des pâtés, des bouts de chandelle, des chandails, des conserves faites avec les fruits du bel été pour qu’ils emportent dans le monde où l’on vit mal un peu de cette lumière qu’elles se sont entêtées à veiller.
Vous m’avez accueilli, Guy Goffette, au pays des rois pauvres, des assoiffés d’amour, les poètes. Dans ce pays, on ne trafique pas sa gratitude ».
Patrick Quillier. Traducteur, poète, auteur des magnifiques Voix éclatées (éditions Fédérop, 2018). Rencontré dans les couloirs de l’agrégation de Lettres modernes. Rencontrer Patrick, c’est rencontrer un carrefour de carrefours, c’est connaître mille voix, voir apparaître mille visages. Grâce à lui j’ai fait la connaissance de la poésie de Boris Gamaleya, de Hugo Gutiérrez Vega, de Jorge Vargas, de César Anguiano etc. Infatigable passeur, grand écouteur des voix qui passent dans la terre et le ciel des hommes. Je lui dédie un des murs porteurs de Je n’ai jamais voyagé, puisque c’est le poème qui donne son titre au recueil. Dans le premier vers, de nombreux lecteurs croient à une coquille, mais il s’agit bien du souffle « aillé » de l’inconnu – l’inconnu qui sent la bonne odeur chaleureuse de l’ail :
Je n’ai jamais voyagé, jamais senti le souffle aillé de l’inconnu
Mais par les poches trouées de ma veste des pièces glissent
Des pièces du monde entier comme une pluie tombant sur le pavé des nuits
Tu pourrais me raconter comment on dit le cri, la joie et la vie de l’autre côté
Avec la langue épaisse de ceux qui ont gardé le souvenir des choses
Il doit bien exister un pays où il y a des poètes et des ânes
Des filles qui s’avancent à l’autre bout du chemin les lèvres sans secrets
Qu’est-ce que cela fait de vivre, d’avoir le cœur qui saigne sur sa pierre
Et les mots, l’ombre bleue des mains qui demandent raison
Crois-tu qu’on peut tricher longtemps dans la froideur des rêves ?
J’aurais aimé vous parler, rouvrir les yeux sur la forêt des visages
Mettre la main dans la boue des douleurs, reprendre le brouillon de la lettre
C’est encore l’histoire de la lettre qui s’est perdue dans la paille
L’histoire de la lettre que la mort n’a pas reçue
Et de la porte où l’on attend d’aimer
Tu connais le nom des immortels et des simples
Tu n’as jamais eu peur de l’œil du ciel
Quand il passe à travers les tessons de la vitre
Tu avais mis ton sourire de silence et d’aurore et puis
Il fait grand sang aujourd’hui, il fait parole dans la maison refermée
Philippe Mathy, poète, grand veilleur d’instants, ancien maître-d’oeuvre du Journal des Poètes. Une des très belles amitiés, nées dans le sillon de Je n’ai jamais voyagé. La poésie comme l’une des formes les plus abouties de l’hospitalité.
Et je voudrais dire aussi mon immense admiration pour Richard Rognet, Dominique Pagnier, Jean-Marc Sourdillon, Jean-Michel Maulpoix, Christophe Langlois, Nathalie Fréour, d’autres encore !
La vie d’un écrivain l’oblige parfois à croiser des histrions, des faiseurs, des poseurs, des gestionnaires de la place, des assis, des soupiers, qui ne regardent jamais l’homme ou le poète en vous mais le nombre d’exemplaires vendus, le statut, le pouvoir, le réseau. Ils sont légion et l’inventaire du nom de ces tristes sires me démange à faire, aux antipodes de ces visages radieux : mais toute la force doit rester à la beauté. Le vrai va à sa cible, inexorablement. Les hommes ne sont pas maîtres de ces patiences-là. Dans cet ordre des choses, rien ne s’achète ou ne s’usurpe.
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