Biographie
Je suis né le 5 avril 1965 à Chaumont-en-Vexin, village de 3000 habitants dans l’Oise, dont ma mère disait qu’il est la deuxième ville de France, après Paris tout de même. Ce ne sont pas d’abord les livres qui m’ont élevé mais une maison du XVIIIe siècle et son jardin montant en escalier jusqu’à une église dévolue à saint Jean-Baptiste. Le grand soleil noir de mon enfance, c’est la mort de mon père, lorsque j’ai neuf ans. Je découvre que le royaume n’est pas désenchanté par la mort mais qu’il y gagne de nouveaux territoires, un vide d’une incroyable présence, des mouvements incertains dans le silence. Je découvre que l’absence est une forme d’être. Que la mort ne rompt pas le lien, que le mystère existe d’une manière qui impose à nos paroles beaucoup de prudence en la matière. Je me mets très vite à l’écoute de ce qui se joue de ce côté du monde.
Les livres viendront plus tard. Je les découvre grâce à un maître, en khâgne, au lycée Condorcet, à Paris, Jean Pihin. Il me montre que l’intelligence peut se construire au lieu même de la mélancolie, en investir les bords, y puiser une puissance de compréhension que je crois sans limite. Que la parole critique se situe au point de rencontre de la raison et de l’émotion. Un peu plus tard, à Lille, je serai conforté dans cette idée par Jean Decottignies, qui me montre comment la critique recycle le discours conceptuel pour en préserver la force d’élucidation tout en le menant à un point où il devient musical et sensible. Le premier me fait découvrir, pêle-mêle, Valéry, Segalen, Mallarmé, Proust, et tant d’autres, dont Barrès à qui je consacrerai grâce à lui ma thèse de Doctorat sous l’égide de Marie-Agnès Kirscher. Le second me fait découvrir Klossowski, Jouve, Bataille, les décadents, j’en oublie. Je voudrais dire ici tout ce que je dois à ces maîtres, qui m’ont montré, chacun à leur manière, ce que pouvait être la vie en littérature, à bonne distance des savoirs académiques. L’un enseignait en classes préparatoires, l’autre à l’université et tous deux m’ont montré ce qu’il fallait de rigueur et de liberté pour vivre dans le compagnonnage avec les livres.
Il faudrait dire, aussi, ma dette, à ces professeurs de mon enfance qui m’ont éveillé à la poésie de Carco ou de Jammes. On dira que cela fait un drôle de mélange mais c’est cela que j’ai toujours aimé dans la littérature, ce droit absolu dont parle Baudelaire qu’un homme peut avoir de se contredire, d’être émerveillé par un sonnet de Jean de Sponde comme par une page de Duras, d’être le témoin de la beauté du verset claudélien comme celui de la valse célinienne. Verlainien ou hugolâtre, sartrien ou camusard, je refuse de choisir : l’espace littéraire est celui d’une circulation générale des formes et des musiques et les possibles de mon être s’y retrouvent tous. Comme ma raison peut trouver sa pâture dans les analyses magistrales de Marc Fumaroli comme dans celles de Julia Kristeva. Au seuil de L’Expérience intérieure, Bataille écrit : « Se demander devant un autre : par quelle voie apaise-t-il en lui le désir d’être tout ? sacrifice, conformisme, tricherie, poésie, morale, snobisme, héroïsme, révolte, vanité, argent ? ou plusieurs voies ensemble ? ou toutes ensemble ? » (Gallimard, collection TEL, 1943, p.10). Á cette question je réponds par la littérature. C’est en elle que mon désir d’être tout s’apaise – sans s’assouvir, en se creusant un peu plus chaque jour, en s’affinant.
Je choisis après mon agrégation de Lettres modernes, en 1987, de vivre à Lille. J’y enseigne dans le secondaire avant de rejoindre les classes préparatoires au lycée Faidherbe. En parallèle j’assure un enseignement à la Catho, où je poursuis mes travaux de recherche et organise des colloques. C’est là que je rencontre Paul Christophe, directeur de collection au Cerf. Il me demande en 2000 un essai sur Victor Hugo qui paraîtra fin 2001, pour le bicentenaire de la naissance de l’écrivain, Victor Hugo et Dieu, bibliographie d’une âme. Bibliographie : ce sont dans les livres de Hugo que je cherche trace de son questionnement spirituel. J’y poursuis ma méthode, volontairement éclectique, sûr comme le dit Proust que l’on ne peut comprendre un écrivain qu’en se mettant en quête des espaces intérieurs où il s’est abstrait pour créer.
Les années de compagnonnage littéraire commencent : pour parvenir à sa voix propre, un écrivain doit d’abord entrer dans l’intimité profonde de celle de ses devanciers. C’est ce que j’ai fait grâce à Paul Christophe. Voici l’hommage que j’ai écrit à cet homme remarquable au moment de sa mort – c’était au temps où les éditions du Cerf avaient encore une âme ! > Hommage à Paul Christophe
Je ne sais pas au juste si c’est l’expérience personnelle qui permet de mieux comprendre les livres ou si, à l’inverse, c’est la connaissance des livres qui permet de mieux comprendre ce que l’on est et ce que sont les autres. Le mouvement est sans doute réciproque et bien difficile à démêler. Il me semble que c’est grâce à ma mère que j’ai compris Musset, grâce à l’amour vécu que j’ai compris Duras ou Claudel. Á moins que ce ne soit le contraire. Mais qu’importe. Je ne veux pas démêler, dans mon travail intellectuel, la part qui revient à ma sensibilité. Le critique lui aussi écrit avec ses larmes, avec le battement de ses regrets, avec l’élan de sa joie. Quand on plonge sa plume au plus cru de la douleur et au plus vif de l’évidence, on rencontre la source qui fait écrire. On entre à son tour en écriture. Car la remarque de Baudelaire qui disait qu’un poète devient fatalement critique est réversible : un critique qui va au bout de sa démarche finit nécessairement par écrire.
On m’a souvent demandé quand je commencerai à écrire des livres personnels. Parfois on disait de vrais livres. Comme si être critique, c’était écrire à un second degré, être en marge du feu créateur. Il m’est arrivé de le croire moi-même, lorsque le désir d’écrire se faisait trop pressant. Parler de la maison d’enfance, des invisibles, de mon amour, de l’absence, du rire de la mélancolie. Mais lorsque j’entrouvre, avec le recul, mes livres critiques, je m’aperçois que je n’ai jamais cessé de parler de ce qui me tenait à cœur. Je me suis progressivement affranchi du strict canon universitaire même si j’en ai longtemps gardé les signes extérieurs – comme des références, des notes de bas de pages, une bibliographie réfléchie etc : ce que j’appellerai plus tard écrire devant l’armoire où l’on a rangé les visages. Mais j’ai gardé de mes maîtres l’idée que l’on ne pouvait aborder les œuvres littéraires qu’en exhaussant sa parole, qu’en inscrivant en elle un écho de l’objet vers lequel elle se tourne. J’ai toujours eu en horreur les ouvrages critiques qui prétendent parler d’un livre d’une beauté abyssale en utilisant un langage platement procédurier, sèchement conceptuel, entre raideur et laideur. J’ai cherché pour ma part à ce que mes mots puissent porter témoignage de la musique propre à chacun des auteurs auxquels je me suis intéressé et, par là même j’ai appris ce métier d’écrire qui n’est pas un métier mais qui implique la maîtrise parfaite d’un langage.
En 2012, grâce au soutien d’écrivains avec lesquels je suis en relation épistolaire, Jean-Pierre Lemaire, Sylvie Germain, Colette Nys-Mazure, les éditions Desclée de Brouwer acceptent de publier, dans la collection « Littérature ouverte », ma première œuvre de création, le portrait d’un inconnu, sous la forme d’un poème en prose ou d’un long monologue intérieur, Un prince. C’est la poursuite naturelle du mouvement commencé naguère.
Longtemps je n’ai pas pu parler de moi sans parler d’Emmanuelle. Parler d’elle, cela signifiait plonger au plus intime de mon enfance, parler d’un amour qui a commencé bien avant de commencer, une nuit, dans une rue de Paris. C’était dire notre enracinement depuis 1990 dans le Nord, jalonné par la naissance de nos trois filles, Oriane, Léonore et Colombe. Et par des amitiés qui nous sont chères, qui font que cette terre est désormais la nôtre même si notre amour du Sud est tenace, nous qui avons vécu deux ans à Lisbonne, de 1988 à 1990, lorsque j’enseignais le Français au Colégio Militar, estrada da Luz, en tant que coopérant.
Et puis l’impensable est venu. La pauvre langue parle de séparation, de divorce. La vie qui semble se briser comme l’annonçait l’étrange prédestination des lignes de la main.Et dans le cauchemar de cette brisure, l’inespéré qui revient, la colère du vivre, la sourde nécessité de faire entendre le chant intérieur. La poésie comme une rivière longtemps souterraine et qui revient à la surface du jour pour prendre la place qui lui revient dans le paysage d’une vie – la place centrale, colonne de lumière qui m’a permis de rester debout, et mieux que cela, d’accomplir ma destinée d’homme. Juin 2017, un coup de fil : Guy Goffette m’annonce que Gallimard va publier ces poèmes qui m’ont aidé à vivre, ces poèmes écrits au coeur de la brisure, quand le sens de ma vie menaçait de s’effondrer : Je n’ai jamais voyagé. Non, je n’ai jamais voyagé, même si j’ai connu le Portugal, l’Espagne, l’Italie, tant d’autres pays, je n’ai jamais fait qu’attendre que le chant vienne, qu’au milieu des voix aimées, admirées, écoutées jusqu’à la source des larmes, se lève enfin la mienne.
Lorsque je fais la connaissance du photographe Louis Monier, lors d’un salon du livre, à Chaumont-en-Vexin, en 2008, il cherche un écrivain pour écrire le texte d’un ouvrage de photographies sur la Flandre que les éditions Sud Ouest lui ont commandé. En 2011 le projet aboutit : Flandre, terre d’eau et de ciels. Je suis très sensible à l’idée que les livres que j’écris, quel qu’en soit le sujet, soient mus par un sentiment d’amour. Tous mes livres, à des degrés divers, sont liés à des amours. C’est pourquoi il m’en reste tant à écrire et que je fais miens, totalement miens, les mots de Robert Musil dans L’Homme sans qualités : « Je crois que la beauté, dit Ulrich, n’est pas autre chose que l’expression du fait qu’une chose a été aimée. Toute beauté de l’art ou du monde trouve son origine dans le pouvoir de rendre un amour intelligible ».
La rencontre avec l’éditeur Michel Cool, qui remonte à 2002, au moment de la publication de mon essai Victor Hugo et Dieu, débouche sur une aventure d’écriture singulière : la rédaction d’une trilogie – La Trilogie d’un homme – qui commence avec Ne fuis pas ta tristesse (2017), se poursuit avec Mais quel visage a ta joie ? (2019) et s’achèvera avec La mort ? Non, l’amour. Michel m’ouvre la voie de ce qu’on pourrait appeler l’écriture de l’intime : j’ose la première personne, grâce à son amicale sollicitation. Moi qui me méfie de l’exhibitionnisme contemporain et du narcissisme du milieu littéraire, moi qui ai pris soin de cultiver une quasi invisibilité pour ne pas être éclaboussé par la mascarade de la société du spectacle, voilà que j’ose puiser dans les greniers de ma vie – longtemps j’ai cru ne rien avoir à dire de mon existence propre. Ces trois textes me permettent d’assumer l’expérience d’une vie. Sans Michel, je n’aurai pas eu la force de le faire.
Autre rencontre capitale, celle de Marie-Claude Char, via Louis Monier, l’oeil-fée. Les Trois vies de l’écrivain Mort-Debout paraissent aux Busclats en 2018. Il m’est difficile de parler de cette amitié-là liée à l’ombre solaire de Char, oui, mais pas seulement : Marie-Claude est pour moi un visage merveilleux, une voix de confiance et quelque chose de difficile à nommer mais qui a à voir avec la noblesse. Un poème dira mieux ce que j’éprouve – il est écrit et à paraître, se deus quizer comme disent les Portugais.
En octobre 2018, je propose aux éditions du Cerf un projet extravagant : faire dialoguer, dans une fable, Michel Houellebecq et Évagre le Pontique, moine du désert du 4e siècle après Jésus-Christ. Je demande à Michel Houellebecq l’autorisation de faire de lui un personnage de fiction. Il accepte avec beaucoup de chaleur le projet. Le texte est achevé en avril 2019 et la réaction de Michel Houellebecq est enthousiaste : « J’ai lu votre livre d’une traite, dans un état de jubilation constante. « Jubilation » est bien le terme qui convient : l’ironie sous-jacente, constante, n’empêche pas la compassion, du coup notre plaisir est sans mélange ». Les discussions qui s’ensuivent sont passionnantes : sur l’idée de chef-d’oeuvre, sur ce que veut dire être écrivain dans la société du simulacre, etc. J’ai confirmation de ce que je pressentais à travers les livres et au-delà du personnage médiatique qu’il est obligé de jouer : cet homme est d’une humanité très profonde. La publication du livre me vaut quelques réactions d’incompréhension, il n’est pas trop tard, à 54 ans, pour découvrir le plaisir dont parlait Barrès à 25 ans – celui de déplaire. Cela me rappelle ce mot de Brecht – qu’un dramaturge doit savoir diviser son public…
La parution de Je n’ai jamais voyagé – et c’est la suite inattendue et la plus heureuse de la publication d’un recueil de poèmes – m’ouvre l’amitié de Guy Goffette, de Richard Rognet, de Dominique Pagnier, de Jean-Marc Sourdillon, Philippe Matthy, Yves Leclair, d’autres encore. Amitiés qui vont immédiatement au coeur de l’être. La poésie et l’amitié sont des soeurs mystérieuses et bien réelles.
Puisque la vie est rouge sort en mars 2020, quelques jours avec le Grand Confinement… Il est dédié à Marie-Véronique, au miracle de l’amour réinventé.
Toute mon oeuvre littéraire est centrée sur l’idée que la société dans laquelle nous vivons oeuvre à nous déposséder de nos vies intérieures. Le vide sidéral dans lequel vivent la plupart de nos contemporains est entretenu par le spectacle, la publicité, la techno-science, le discours politique, les médias : bêtise et ensauvagement en sont les conséquences. L’art et la littérature sont à 95 % devenus des simulacres : ceux qu’on appelle écrivain ou artiste dans la sphère publique ne sont, pour la plupart, que des tenants-lieu d’artistes et d’écrivains : ils ne créent pas, au sens propre, ils tendent à la société présente ce qu’elle désire, dans un jeu de miroir qui la maintient dans sa servitude volontaire.
La poésie, l’expérience intérieure, l’art de longue patience et de haute exigence sont nos seules planches de salut face à une technostructure qui vise à asservir l’homme entièrement à sa mécanique. C’est l’homme, l’homme intérieur, l’homme en capacité de maîtriser ses affects, ses pulsions destructrices qu’il s’agit de sauver : en le sauvant, nous sauverons ce qu’on appelle dans les médias la planète. L’homme recentré cesse de facto d’être consommateur, il ne thésaurise plus les richesses jusqu’à l’absurde puisqu’il réapprend la pauvreté intérieure, la juste mesure, la sobriété.
Photographies de Louis Monier